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Ennahdha devant un dilemme ?

Nous avons posé la même question à deux intellectuels, universitaires et observateurs de la vie politique : est-il dans l’intérêt d’Ennahdha d’assumer la responsabilité de présider le prochain gouvernement et surtout de désigner son président à la tête de celui-ci ? Les professeurs Ahmed Ounaïes, ancien ministre des Affaires étrangères, et Baccar Gherib, professeur d’économie politique, livrent leurs réponses.

Les deux semblent être d’accord sur ce point ; il n’est pas dans l’intérêt du parti Ennahdha de désigner parmi ses membres un chef de gouvernement. Chacun des deux analystes avance cependant ses propres arguments. Tout en tenant compte de la légitimité aussi bien de la base que des dirigeants nahdhaouis d’avoir des aspirations de cet ordre, il est un argument de taille que le parti majoritaire ne devrait pas perdre de vue : les défis du futur quinquennat sont essentiellement économiques. Sans parler du fait qu’Ennahdha n’a pas fini sa mue de « normalisation », pour devenir un parti civil. Il est donc important pour le mouvement de rassurer ses partenaires ainsi que l’opinion publique sur sa volonté concrète de faire passer les priorités nationales sur ses intérêts partisans.

Baccar Gherib : « Ennahdha s’apprête à faire apparaître la non-désignation de Rached Ghannouchi à la tête du gouvernement comme une concession »
Pr Baccar Gherib précise qu’il est tout à fait légitime qu’Ennahdha préside le gouvernement et qu’il gouverne. « Car, bien qu’ayant atteint un nombre d’élus inférieur à celui d’il y a cinq ans, il apparaît à l’issue de ce dernier scrutin comme le premier parti en termes de voix et de sièges au Parlement. » Voilà qui est clair, puisqu’Ennahdha devance le parti arrivé second du classement de 14 sièges. A préciser, cependant, que quelques circonscriptions sont encore en ballottage. D’un autre côté, M. Gherib pense que la position du conseil de la choura à cet égard tient plus de la manœuvre politique que des intentions réelles du parti. Car, les dossiers qui attendent la prochaine équipe ne seront pas de tout repos, estime-t-il. Les attentes des Tunisiens sont importantes et la situation économique est très délicate. « La prochaine équipe devra donc s’atteler non seulement à arrêter la détérioration des équilibres macrofinanciers, mais surtout faire redémarrer la croissance, l’investissement et l’emploi. » Le mouvement Ennahdha en est-il conscient ? « Absolument, répond-il, et il serait surprenant qu’il envoie son président au casse-pipe. A mon avis, le parti s’apprête à faire apparaître la non-désignation de Rached Ghannouchi à La Kasbah comme une concession consentie aux partis et coalitions avec lesquels il est en train de négocier la formation du gouvernement. »
Qu’en est-il des autres formations qui sont à la tête de groupes parlementaires importants ? C’est notre question. « Ennahdha n’est pas la seule force politique consciente de la difficulté de la tâche. Ettayar et Haraket Echaab traînent manifestement des pieds… C’est à se demander pourquoi ils ont cherché à avoir les suffrages de leurs concitoyens. » Ainsi, et du point de vue de Baccar Gherib, ce ne serait pas étonnant qu’on aboutisse, en fin de course, à la désignation d’un chef de gouvernement non partisan, maîtrisant les questions économiques, auquel une nette majorité pourrait accorder sa confiance. Surtout dans l’hypothèse où Ennahdha retire son veto contre une alliance avec Qalb Tounès, conclut-il. Est-ce envisageable ? Les prochains jours nous le diront.

Ahmed Ounaies : « Les dirigeants nahdhaouis seront-ils à la hauteur de l’épreuve historique qui hante la Tunisie aujourd’hui ? »
Le parti Ennahdha en a le droit. Je ne le conteste pas, lance d’emblée le Pr Ounaïes. « Il lui incombe en effet de former le gouvernement et de trouver la coalition indispensable. Cependant, cette décision transgresse un principe adopté depuis cinq ans, selon lequel les ministères de souveraineté doivent être non partisans. » Les ministères de souveraineté ne sont pas seulement quatre, détaille Ahmed Ounïes : l’Intérieur, les Affaires étrangères, la Justice et la Défense, mais également la présidence du gouvernement. Et notre interlocuteur de rappeler : « Béji Caïd Essebsi, en prenant ses fonctions en janvier 2015, avait décidé, alors qu’il était le chef du parti majoritaire, de nommer Habib Essid, non affilié à un parti, pour former le gouvernement. J’aurais souhaité, fait-il savoir, qu’indépendamment du droit politique des partis, que les uns et les autres continuent à respecter cette éthique de gouvernement dans la Tunisie d’aujourd’hui. Objectif : constituer un précédent, une pratique. Selon notre interlocuteur, c’est la seconde fois qu’on peut, dans l’affirmative, assurer qu’une pratique de mettre à l’abri des tiraillements politiques, non seulement les ministères de souveraineté, mais aussi le poste de chef du gouvernement, est instaurée, du moins durant la transition démocratique. « Auquel cas, Ennahdha, aurait été salué par l’opinion nationale et internationale et aurait envoyé un signe de maturité, tient-il à préciser. Au contraire, en nommant un de leurs membres comme chef de gouvernement, ses dirigeants croient manifester une marque de force, en fait, c’est un signe de faiblesse. »

Mettre les quatre ministères régaliens en dehors des partis
« Une partie des Tunisiens ne demande pas à Ennahdha de se retirer pour le principe, mais parce qu’elle considère que les immenses défis auxquels est confronté le pays sont essentiellement économiques ? » C’est notre question : Cet argument est conjoncturel, répond M. Ounaïes et d’ajouter : « Créer un précédent pour la deuxième République est bien plus élevé. Personnellement, je trouve qu’Ali Larayedh a les qualités d’un Premier ministre. Je n’approuve pas ses choix politiques, ni sa complaisance à l’égard des noyaux islamistes qui gravitaient autour du parti Ennahdha, qui avaient encouragé le terrorisme et poussé jusqu’aux assassinats politiques. Il a eu cette faiblesse, tel était le choix de son parti. Toutefois, Ali Larayedh a la stature morale d’un chef de gouvernement et en cela je le salue. Même si la priorité doit être économique, cet argument, à mes yeux, ne vaut pas celui de créer une saine tradition dans la deuxième République. C’est aujourd’hui que cela devrait se manifester. »
M. Ounaïes avance un deuxième argument selon lequel s’il faut absolument céder à cette revendication du parti majoritaire, tout relatif qu’il soit, qu’il conserve du moins les quatre ministères de souveraineté en dehors des partis : les Affaires étrangères, la Justice, la Défense et l’Intérieur devraient rester neutres. « Nous savons, de conviction intime, insiste-t-il, que l’impact d’Ennahdha est réel dans les ministères de l’Intérieur et de la Justice. » Ainsi, le non-achèvement des enquêtes relatives aux assassinats politiques et à l’appareil secret sont la résultante d’une politique qui remonte à la Troïka. Si Ennahdha respecte le caractère civil et non politique de ces ministères, cela serait interprété comme une volonté du mouvement de prendre une distance suffisante vis-à-vis des enquêtes qui traînent depuis plus de cinq ans. Si, en revanche, Ennahdha politise ces ministères, prévient-il, le parti s’enfoncera aux yeux de l’opinion publique, en attendant l’issue très hypothétique des enquêtes, judiciaires ou autres. Dans l’opinion des Tunisiens, l’islamisme est responsable des épreuves tragiques vécues en 2012 et 2013.
C’est pourquoi, souhaite-t-il encore, il voudrait voir les dirigeants d’Ennahdha s’abstenir d’entraîner les ministères régaliens dans le jeu des partis politiques. S’ils le font, l’acquis se consolidera et les enquêtes se poursuivront dans la sérénité, loin de toute velléité d’influence d’argent, d’idéologie, etc. Ennahdha, de son côté, gagnera en crédit. « Les dirigeants nahdhaouis seront-ils à la hauteur de l’épreuve historique qui hante la Tunisie aujourd’hui ? » S’interroge M. Ounaïes, pour conclure. Là encore seul l’avenir nous le dira. Quelle que soit l’issue, in fine, des négociations en cours, un malaise commence à s’installer, alimentant une impression de déjà-vu. Et pour cause : quelles que soient la nature du scrutin, la mobilisation des électeurs, les majorités qui se dégagent, les spécificités du rendez-vous national, les nouveaux gouvernants, à l’instar de leurs prédécesseurs, certains sont les mêmes, d’ailleurs, ne semblent pas pressés d’établir un échéancier et de s’en tenir. A grandes lignes, cette nonchalance traditionnellement attribuée aux mœurs orientales, ces tractations qui tirent en longueur, ces atermoiements supposés être tactiques faisant fi des priorités de l’heure sont injustifiés et pour un peu irresponsables. Auparavant, les monarques étaient désignés par les maîtres du temps. Ils en usaient et abusaient selon leur bon vouloir. Dans une République, vous ne pouvez vous offrir ce luxe. Les Tunisiens, eux, observent, jugent et savent réagir en temps et en heure. Ils viennent d’en apporter la preuve.

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